25e anniversaire du décès de frère Théophane

Homélie de Père Sébastien, son frère.

Dieu se sert de tout évènement pour notre bien.

Cette vision chrétienne de l’existence ne va de soi pour personne. C’est pourtant autour d’elle que notre vie peut s’unifier et qui fait les saints.

Il y a 25 ans, aujourd’hui, en cette vigile de l’Immaculée Conception, notre monastère s’apprêtait à célébrer une profession solennelle. Dans la soirée, juste avant complies, un évènement est venu s’imposer : celui du décès, de frère Théophane, mon frère aîné, emporté le jour de ses 28 ans par une tumeur au cerveau. Nous étions auprès de lui. Aussitôt après sa mort, le Père Maître, qui n’est pas quelqu’un à se payer de mots, a dit : « C’est frère Théophane qui a gagné ! » et plus tard : « En quelques années, il a couru la même distance que Père Jérôme, en 50 ans ». Réflexions sibyllines et présomptueuses, dans la bouche de celui qui avait le mieux connu Père Jérôme et frère Théophane.

Avec les années, je les ai mieux comprises.

Père Jérôme a vécu une expérience spirituelle d’envergure qu’il a su transcrire et transmettre. Frère Théophane, sous une férule affectueuse, a vécu ce qui lui était enseigné et, en six ans, a parcouru, en vivant cette expérience, une sorte de course de géant malgré sa faiblesse, sa pusillanimité puis son impuissance.

Chez Père Jérôme fidélité exemplaire à la vie monastique, sûreté de jugement et de doctrine, envergure intellectuelle et distinction naturelle ; tout cela à une époque agitée durant laquelle il a vécu dans un quotidien austère et la solitude, une vie monastique et sacerdotale exemplaires, avec conviction et recueillement, au point d’être capable de les transmettre et avec quelle maîtrise !

Chez frère Théophane nous pourrions dire rien de tout cela ou presque. Un simple germe, qui n’a pas eu le temps de s’épanouir, ou à peine et la sévère maladie qui l’a rattrapé. Ils constituent, avec ses qualités intellectuelles, ses seules caractéristiques, sa seule originalité.

Père Jérôme, puis le Père Jean-Hervé Nicolas, dominicain, ont eu mon frère comme élève à quelques années d’intervalle. L’un et l’autre ne se connaissaient pas. Mais ces deux professeurs chevronnés ont eu le même jugement sur lui : il était leur meilleur élève. Propos qui semblent peut-être trop présumer de frère Théophane. Les grandes qualités intellectuelles ne vont pas forcément avec la sainteté ; c’est pourtant de sainteté dont il s’agit.

Le seul vrai mystère de nos vies, c’est celui de la rencontre de l’homme avec Dieu, de l’amitié avec Notre Seigneur et la Bienheureuse Vierge Marie.

Mais comment s’y prendre pour gagner ?

Comment parcourir cette « course de géant » ?

Comment réaliser notre propre rencontre avec le Seigneur, cette inquiétude qui taraude chacun de nos cœurs jusqu’à, secrètement, celui de l’incroyant ?

Dans l’Evangile, la formidable personnalité rugueuse de saint Jean-Baptiste nous donne la réponse, « voix qui crie dans le désert pour préparer le chemin du Seigneur, aplanir ses sentiers… »

Le Bienheureux Guerric d’Igny, un abbé cistercien du XII° siècle, dans son 5° sermon sur l’Avent commente cet évangile et l’explique : « Les chemins du Seigneur, nous devons les préparer. Le Seigneur qui vient sur les chemins préparés, viendra à notre rencontre. »

Si mon frère a si bien parcouru sa course, même si elle ne fut qu’un éclair qui traversa l’horizon, c’est parce qu’il a su, avec candeur, mettre son intelligence à entrer dans les chemins tracés, non ceux d’une Ecole, d’un Maître, ni d’un éminent Ancien, mais simplement de la Bonne Nouvelle de l’Evangile annoncée aux pauvres, jalonnée par la Règle de saint Benoît, notre Bienheureux Père, et les traditions de Cîteaux.

Le tout petit qu’était frère Théophane, d’abord jugulé par ses angoisses, mais guidé par un instinct sûr dilaté par la grâce, s’y est élancé de tout son cœur, mieux qu’aucun autre ; et quand le filet de la maladie mortelle est tombé, elle ne pouvait plus l’arrêter même si elle l’a modifié.

Il est paradoxal d’établir un lien entre saint Jean-Baptiste et frère Théophane. Il n’est pas pourtant fortuit. Il est ancien et réel, puisque c’est pour la solennité de saint Jean-Baptiste qu’il émit ses premiers vœux en 1986, puis ses vœux solennels qu’il voulut explicitement pour la même fête le 24 juin 1989, six mois avant sa mort.

Il y a là, pour nous, plus qu’un encouragement. L’humble cheminement des petits rejoint celui des plus grands dès que sont mis en œuvre les principes évangéliques les plus élémentaires, les plus ordinaires et banals : « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, je vous soulagerai, et vous trouverez le repos pour vos âmes. »

C’est ce même chemin auquel nous sommes tous conviés. Amen.


7 décembre 1961-1989-2014